•    Le nombre de plantes s'intensifiait autour du Démon. Il avait beau en brûler une bonne partie, il y en avait toujours qui arrivaient depuis les ruines de la cité. Des cadavres calcinés suintaient une sève jaunâtre, qui s'enflammait au contact du feu. La fatigue magique laissait peu à peu place à la fatigue physique. Un à un, ses compagnons se faisaient ingérer sans qu'il ne puisse les aider, trop occupé qu'il était à anéantir un maximum de monstres. D'abord Linkers, qui avait déclenché les hostilités, puis Spyke, affaibli par son précédent combat, Mélusine et enfin Roxane. La jeune tavernière n'aurait pas dû rester en retrait, à ne rien faire. Surtout que d'après Angel et Shannon, elle avait fait ses preuves en vainquant Uldred, le Démon qui l'avait accusé d'imposture. En y repensant, Shiryu avait de nouveau des envies de meurtres. Comment, alors que son père et sa nourrice étaient des Démons-Régents, ne pouvait-il pas en être un ? C'était absurde et pourtant, une part de lui-même approuvait cette idée. Tout d'abord, contrairement aux autres Démons qui avaient la peau noire, la sienne était blanche, comme celle des humains. De même, ses yeux n'étaient pas entièrement sombres. Encore des yeux d'humains. Et puis, surtout, il avait vécu en solitaire, loin de la communauté Démoniaque, ce qui était un fait inhabituel pour eux. Même les Régents prennent au moins part à des rencontres. Mais Shiryu n'avait jamais éprouvé le besoin d'y aller. Sauf lorsqu'il était petit et qu'il voulait voir son père. Mais dans ces cas-là, Pagri lui préparait toujours une surprise – petite fête, jeux, cadeaux. Elle connaissait toujours le moyen de l'occuper. Alors en grandissant, il oublia peu à cette envie et se contenta de vivre comme il le souhaitait. D'ailleurs, le premier Démon qu'il avait vu, depuis que sa nourrice faisait parti des Régents, était Botukné.
       Shiryu remarqua alors que Will ne bougeait plus, accroupi devant la petite fleur à la place de Roxane. Il comprenait sa peine, mais voyant des plantes se diriger vers le criminel, il lui ordonna de se lever et de se battre. Cependant, celui-ci ne l'écoutait pas et on pouvait presque l'entendre se morfondre. Sous les ordres du Démon, Pyrus se fraya un chemin jusqu'à l'homme aux cheveux violets et l'attrapa sans ménagement. Le portant sur son épaule, il retourna auprès de Shiryu, face au mécontentement de Will. Lorsque Shannon fut elle aussi près d'eux, Shiryu forma un grand cercle de flammes les entourant. Ainsi, les plantes ne pouvaient plus approcher. Certaines essayèrent, mais les puissantes flammes du Démon les grillaient peu à peu. Elles étaient mortes au moment de pénétrer le cercle. À peine Pyrus avait-il déposé l'amnésique au sol que celui-ci l'agrippa par le col et s'acharna sur lui.
    - Pourquoi m'as-tu attrapé ? J'aurais pu les rejoindre, tous ! Maintenant ils sont morts. Et c'est de ma faute !
    - Resaisis-toi, Will ! cria Shiryu. Ils ne sont pas morts. Ils ont été capturés de la même façon qu'Aziliz, et l'Elfe en a besoin vivante, donc ils sont encore en vie ! Alors n'abandonne pas ! Tu n'hésites pas à te battre contre un Démon beaucoup plus fort que toi mais tu flippes dès que ce sont de vulgaires plantes carnivores ?! Maintenant, tu vas te relever et on va partir à leur recherche, d'accord ? Je suis certain qu'avec ta vision des auras, tu pourras trouver par où ils sont partis.
       Will hocha la tête, acceptant la requête du Démon. Celui-ci se demandait comment l'amnésique pouvait être aussi affecté par la capture de leurs compagnons. Certes, ils avaient combattu et fait un bout de chemin ensemble, mais lui-même ne s'était pas autant attaché aux autres aventuriers. Cependant lui avait toujours vécu seul. Il ne savait donc pas ce que cela faisait de perdre les êtres qui l'entouraient. Et ce sentiment était encore plus fort lorsque la mémoire était courte : les seules souvenirs qu'avait Will étaient les moments passés avec eux.

     

      

     

       Tandis qu'il raisonnait l'ancien criminel, les plantes carnivores avaient commencé à retourner vers les ruines, sous l'ordre inaudible de Shim mae. L'elfe bannie s'était amusée de voir les humains se battre contre ses créatures, ses enfants chéris. Pourtant, elle ne souhaitait pas perdre plus de temps. Il lui fallait commencer le sacrifice de l'enfant au plus vite. En effet, le groupe restant était plus difficile à vaincre et elle avait besoin à la fois de temps et de puissance pour faire revivre la Plante Mère. C'était aussi pour cette raison qu'elle avait capturé certains des humains : il lui fallait assez d'énergie pour alimenter la plante durant le Processus, sinon elle mourrait. Mais elle comptait bien attraper les autres en les piégeant. Surtout l'humain ailé, qui semblait avoir une quantité importante d'énergie. Un délicieux repas pour la Plante Mère.
       Shi mae regagna sa chambre, dans une des tours de la cité en ruine. Elle avait choisi ce lieu pour son isolement en plein milieu de la forêt, ainsi que pour son incroyable réseau de tunnels. D'ailleurs, l'un d'eux menait à la cité Elfique, elle le savait pour l'avoir maintes fois emprunté. Les Elfes avaient beau être des maîtres en haute technologie, ils n'en restaient pas moins attachés à leurs coûtumes. Néanmoins, l'Elfe n'était pas d'accord avec leurs principes. C'était d'ailleurs à cause de son esprit rebelle qu'elle fut bannie. Et aussi parce qu'elle avait attaqué les Chefs avec ses adorables plantes. Mais bientôt, elle pourrait se venger de ce peuple malhonnête et de tous ces abrutis d'humains qui ne pensaient qu'à se battre.
       Lorsqu'elle ouvrit la porte boisée de sa chambre, elle eut le réflexe de se coller contre le mur et elle eut raison : une chaise passa à travers l'embrasure et se brisa sur les marches en pierre. Au même moment, une crinière rousse se faufila en dehors de la chambre, mais elle n'eut pas le temps d'atteindre le haut de l'escalier en colimaçon. L'Elfe l'attrapa par les cheveux et lui dit avec gentillesse :
    - Non, non, non. Tu ne dois pas sortir d'ici. Là, indiqua-t-elle en emmenant la jeune fille jusque son lit de feuilles, reste là. Bientôt tu pourras sortir et m'accompagner. Mais pour l'instant, tu ne dois pas bouger.
       Elle aperçut la robe en fleurs blanches.
    - Pourquoi ne portes-tu pas mon cadeau ? Elle ne te plaît pas ? C'est ma robe préférée, tu sais. C'est un échange que je fais avec toi, car tu vas toi aussi me donner quelque chose d'important pour toi.
       Tandis qu'elle lui parlait, la jeune humaine se débattait et criait dans tous les sens. Mais Shi mae ne s'en souciait pas et elle l'attacha à l'aide de racines qu'elle fit sortir du sol. Elle en choisit une qui possédait de larges feuilles pour pouvoir bâillonner l'enfant.
    - Rassure-toi, je ne te ferais aucun mal, à moins que tu refuses de me donner ce que je veux. Tu as de la chance en plus, il y a des humains dehors qui sont venus t'aider : ils apporteront l'énergie qu'il me manquait. Ça arrivera donc plus vite. Mais nous ne devons pas perdre de temps. Suis-moi !
       Elle ordonna à la racine de relâcher la fillette et lui prit la main avec délicatesse, comme si la moindre pression la briserait. Puis elle l'entraîna en dehors de la chambre avant de s'arrêter sur le palier.
    - Oh! tu ne portes toujours pas ma robe. Mets-la ! lui ordonna-t-elle en la déshabillant. Vite ! Le temps presse !
       Quand enfin la jeune fille eut enfilé avec peine les feuilles blanches, elle lui reprit la main, tendrement, et la tira dans les escaliers. Shi mae était toute excitée à l'idée d'entamer ce rituel. Cela faisait plus de deux semaines qu'elle était à la recherche de cette enfant. Renseignée par son ancien amant, elle avait apprit comment récupérer l'immortalité d'une personne maudite : un simple sacrifice était suffisant. Et maintenant qu'elle l'avait dans ses racines, elle voyait enfin son rêve se réaliser : la suprématie de la nature, l'anéantissement de toute trace de civilisation. Mais surtout, la reconnaissance d'Adalis, le Délénien qu'elle servait depuis son plus jeune âge. C'était lui qui lui avait ordonné de se révolter contre ses Chefs, qui lui avait dit où était plantée la Plante Mère qu'elle s'empressait de rejoindre.
    Descendant dans les sous-terrains de l'ancien château, Shi mae s'arrêta un moment près d'une cavité où des plantes illuminaient la pièce d'une puissantepuissante lueur verte. On pouvait voir en leur sein des silhouettes humaines, celles qui offraient leur énergie à la Plante Mère. À leur vue, l'enfant se débattit en remuant dans tous les sens, mais l'Elfe la tenait fermement.
    - Chut, la rassura-t-elle, calme-toi.
    Et elle entraîna la fillette au bout du couloir, tandis qu'elle criait de toutes ses forces. L'Elfe n'y prêta même pas une oreille. Elle continuait d'avancer, jusqu'à déboucher sur une immense salle où des tas de gravats recouvraient le sol. Les murs s'effondraient, des colonnes ne supportaient plus rien et du plafond un trou béant laissait entrer les rayons lunaires, passant par l'ancienne salle du trône. Deux de ses bébés attendaient près d'un autel, sûrement utilisé pour obtenir les faveurs d'un Délénien quelconque. Shi mae ne comprendrait jamais ces folies. Adalis ne demandait qu'une chose : lui faire confiance. C'était pourquoi elle avait déjà fait tout ceci, pourquoi elle allongeait et attachait l'enfant maudite sur la pierre froide et pourquoi elle allait ressusciter la Plante Mère.

     

     

     

       Nous avions décidé de suivre les créatures de Shi mae alors qu'elles s'enfuyaient vers la cité détruite. Je ne pouvais me retirer de la tête l'image de Roxane me suppliant de lui venir en aide. Je n'arrêtais pas de penser à ce que j'aurais pu faire pour la sauver, mais c'était trop tard. La seule manière pour moi de continuer était de m'accrocher aux paroles de Shiryu et de me dire qu'elle était toujours en vie. Je me promis alors que je la serrerai dans mes bras lorsque je la libérerais. Rien que d'y penser, ma poitrine se mit à battre et ce n'était pas dû au manque de souffle. Il faudrait que j'en parle à Shannon lorsque nous nous arrêterons.
       Cependant, l'espoir de la revoir s'estompait aussi vite que les plantes augmentaient la distance qui les séparaient de nous. Si bien qu'en arrivant dans la cour centrale du château, il n'y avait plus aucune trace de monstres dans les parages.
    - Et maintenant, demanda Pyrus tandis que je tombais à genoux, que faisons-nous ?
    - C'est fini, annonçai-je, on ne les retrouvera jamais avant que Shi mae ait entamé son sacrifice... La cité est beaucoup trop...
       Sans pouvoir finir ma phrase, je reçus un violent coup en pleine figure, me faisant mordre la poussière. Le goût métallique du sang dans ma bouche me rappela le poing de Shiryu. Tandis que je me relevais avec difficulté, je pouvais entendre Shannon pester sur le Démon. Celui-ci me fixait avec un regard agressif mêlé au dégoût.
    - Je t'ai jamais vu abandonner aussi facilement. Si tu veux rester là et attendre qu'ils meurent, alors libre à toi. Moi, je pars à leur recherche.
       Il se dirigea donc vers une ruelle sans même se retourner. Juste avant qu'il ne disparaisse, je remarquai que son aura d'ordinaire étincelante était très faible. Il allai commencer à être à cours d'énergie. Tandis qu'elle me soignait, j'en fis part à la guérisseuse, qui s'empressa d'envoyer une fiole à Pyrus, que je reconnus comme étant celle remplie de l'eau de la fontaine de Himos, la ville marchande. L'homme au costume blanc poursuivit alors Shiryu.
       Me retrouvant seul avec Shannon, j'en profitai pour lui parler de mon mal. J'essayai de lui expliquer du mieux que je pouvais. À sa manière de rigoler, je compris qu'elle savait ce que j'avais.
    - Will, même si je n'arrive pas à le comprendre, tu es amoureux de Roxane.
       Elle me parla ensuite rapidement de ce que l'on pouvait ressentir en étant amoureux et j'en conclus qu'elle avait raison. Cependant, je ne savais pas quoi faire.
    - Si tu veux, je connais un sort pour ne plus avoir ce problème.
    - Shannon, je...
       Elle avait déjà déboutonné ma chemise et posé sa main douce sur ma poitrine. Je m'attendais à ce que son pouvoir empoisonné me blesse, mais il ne se passa rien. Même lorsqu'elle prononça une formule incompréhensible pour moi. Par contre, les battements de mon cœur s'accélérèrent et je sentis mon visage s'empourprer.
    - Étrange, fit-elle, perplexe. Ça ne marche pas. Peut-être que tu l'aimes beaucoup trop fort pour que j'arrive à faire quelque chose.
       C'était à ce moment que Pyrus revint dans notre direction. Il s'arrêta d'abord à mi-chemin pour nous observer avec étonnement.
    - Et bien! On peut pas vous laisser seul quelques instants !
       Je refermai ma chemise en vitesse et me relevai.
    - Alors, tu l'as trouvé ? s'inquiéta Shannon.
    - Non, il a disparu et... j'ai perdu la fiole.
    - QUOI ?!
    - Will...
    - Je rigole, elle est dans mon chapeau !
    - Vous avez entendu ? intervins-je.
       Mes deux compagnons écoutèrent le silence de la forêt. Ne venais-je pas d'entendre une voix familière m'appeler ? En les observant, je doutais qu'ils eurent entendu le moindre bruit.
    - Qu'est-ce que... commença Shannon avant que je la fasse taire.
       Pour être sûr que je n'hallucinais pas, j'attendis que la voix recommence à m'appeler. Je savais que je la connaissais. Peut-être était-ce un souvenir ?
    - Will... Sauvez-moi...
       Roxane ! C'était elle qui m'appelait ! Mais comment faisait-elle ? Plus important : où était-elle ?
    - Roxane! appelai-je. M'entendez-vous ?
    - Will, qu'est-ce qu'il se passe ? me demanda Pyrus.
        Elle ne me répondit pas. Je racontai donc à mes compagnons ce qu'il venait de se passer et décidai de nous remettre en route. Je ne savais pas comment, mais une force invisible me poussait à me diriger vers le château. Peut-être que le sort de Shannon avait provoqué cette magie ? Mais ce n'était pas de l'énergie, car mes yeux ne détectaient que les auras de Shannon et Pyrus. Pourtant, au loin, je pouvais voir une silhouette vert sombre se mouvoir avec agilité sur les ruines. Il me fallut très peu de temps pour comprendre qu'il s'agissait de Shi mae et que l'on devait la suivre. Nous devions la rattraper pour savoir où étaient Aziliz, Roxane et nos autres compagnons.


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  •    Shannon se demandait encore pourquoi son sort n'avait pas marché sur Will. D'habitude, lorsqu'elle l'utilisait sur les hommes de son village, il fonctionnait parfaitement et ceux-là oubliaient leurs femmes pour une journée, voire plus longtemps. Peut-être que son amour pour la tavernière était beaucoup trop fort, annulant ainsi l'effet de son sort. Elle espérait tout de même que c'était le jeune homme qui bloquait sa magie, et non le fait qu'elle n'ait plus d'énergie, car ils s'apprêtaient à affronter de nombreuses autres plantes. En effet, tout en continuant à réfléchir à ce qu'il venait de se passer, la guérisseuse suivaient ses compagnons dans ce qui semblait être un des anciens couloirs du château. Elle n'arrivait pas à déterminer si elle se trouvait à l'intérieur ou à l'extérieur, car le plafond s'était effondré, sûrement à cause d'une attaque aérienne ou du temps.

       Ils se trouvaient maintenant dans une immense pièce circulaire. La lune projetait ses rayons blanchâtres dans toute la salle, éclairant les décombres des meubles entassés sur le côté. Quelqu'un était forcément venu ici pour les ranger. Elle vit Pyrus se précipiter vers le haut de cette pile, sous le regard curieux de l'ancien criminel. Il s'affaira sur un vieux siège et redescendit avec le sourire aux lèvres.

    - J'ai trouvé des pierres précieuses pour Shiryu. Il aura pas tout perdu en disparaissant comme ça.

    - J'espère qu'on le reverra un jour, soupira Will. Tout comme Angel.

    - Ne t'en fais pas, je suis sûre qu'ils nous attendront dans la clairière lorsque nous ressortirons d'ici avec tout le monde.

       En réalité, Shannon cherchait à se rassurer elle-même. Elle avait vu avec quelle facilité les plantes pouvaient avaler une personne et sa fatigue grandissante n'allait pas l'aider. Elle commençait déjà à avoir des crampes et sa réserve d'aiguilles n'était pas inépuisable. Elle profita donc d'être en présence de tout ce bois pour se fabriquer rapidement des aiguilles de fortune. Observant le siège d'où Pyrus avait extrait ses pierres, elle comprit qu'il s'agissait en réalité d'un trône en métal, certainement très inconfortable. Elle s'y autorisa tout de même une courte pause, car Will l'appela presque aussitôt. Il venait de trouver un trou béant d'où sortaient de nombreux monstres. "Encore ces fichues plantes", pensa-t-elle. Aux yeux de la guérisseuse, elles ne reflétaient pas la beauté de la nature. Elle préférait de loin la rose de Waela, si belle et pourtant si agressive. Elle se souvint alors de la réaction des Waeliens lorsqu'elle s'était enfuie avec Will et son équipe. Elle les revoyait crier qu'on l'avait enlevée et qu'il fallait la sauver. S'il savait la vérité... D'ailleurs, selon la Déesse du Savoir, elle ne servirait pas la bonne personne. Qu'entendait-elle par-là ? Et pourquoi ne lui avait-elle pas tout expliquer au lieu de la laisser réfléchir ?

       La jeune fille arrêta de penser pour se concentrer sur le flot de plantes monstrueuses. Ses compagnons se battaient comme ils pouvaient, mais il en arrivait toujours plus. De son perchoir, Shannon envoya des aiguilles avec son adresse habituelle pour éclater les yeux globuleux des créatures. Mais elle fut vite à court de réserves, ce qui l'obligea à balancer les débris sous ses pieds. Cependant, ils étaient beaucoup moins affinés que ses aiguilles et ne permettaient même pas d'assommer ses ennemis. Elle fut donc rejointe par les deux hommes, tandis que les plantes, beaucoup plus grosses et plus lourdes que les précédentes, peinaient à gravir le tas de bois. Pyrus fit alors remarquer qu'en essayant de se rapprocher de leurs proies, elles retiraient peu à peu des morceaux, affaiblissant la structure déjà branlante. Si jamais ils tombaient, tous trois seraient à la merci des monstres. Will renversa le trône, ses pointes en direction des plantes et monta dessus. Puis il tendit la main vers ses amis en demandant :

    - Vous me faites confiance ?

       Shannon et Pyrus n'hésitèrent pas une seconde et se postèrent derrière lui chacun s'accrochant à la personne devant lui. Puis l'ancien criminel se pencha légèrement en avant ce qui fit glisser le dossier du trône sur le tas de bois. Rapidement, il prit de la vitesse, énormément de vitesse, si bien qu'en touchant le sol, les trois sauveurs furent projetés au-dessus des plantes et, passant dans l'énorme trou du sol, atterrirent lourdement sur un autre tas de plantes. Heureusement pour eux, celles-ci n'étaient pas vivantes. Cependant, ils ne purent se reposer tout de suite. Un peu plus loin, dans un halo provenant du trou-même par lequel ils avaient atteint cet étage, une fillette était allongée sur une table en pierre gris sombre. Ses cheveux d'une couleur flamboyante se répandait de chaque côté de l'autel comme un ruissèlement cuivré. La blancheur de sa robe ressortait sur la table sombre et semblait attirer vers elle les rayons lunaires. Il n'y avait pas de doute possible, cette jeune fille était Aziliz.

     

     

     

       Pyrus avait mis le feu aux plantes sur lesquelles ils venaient d'atterrir. Ainsi, si elles venaient à tomber du trou, les créatures se retrouveraient immédiatement dans le brasier. De plus, celui-ci offrait une douce chaleur qui réchauffait légèrement l'atmosphère fraîche de la nuit. Lorsqu'il remarqua enfin la jeune fille sur l'autel, il se précipita pour l'aider. Malgré l'épuisement qui le gagnait, il parcourut rapidement l'espace qui le séparait de la table en pierre. Ils devaient sauver la jeune fille au plus vite pour pouvoir sortir d'ici sains et saufs, c'est pourquoi le jeune homme se dépêchait tout en vérifiant qu'il n'y avait personne dans les alentours. L'enfant n'était même pas gardée. Pyrus supposa que l'elfe était partie s'occuper de ses monstres ou bien qu'elle avait fuit en comprenant qu'elle ne pouvait rien contre eux. Du moins l'espérait-il. Pourtant, l'homme au chapeau aurait bien accepté de se battre contre l'Elfe bannie en personne.

       La jeune Aziliz semblait dormir, les pieds et les mains liés à l'aide de racines épineuses et la bouche recouverte d'une feuille mauve pour l'empêcher d'appeler à l'aide. Le jeune homme vérifia qu'elle vivait toujours en posant sa main au niveau de son ventre. Il se soulevait avec un rythme lent, donc elle était vivante. Soulagé, Pyrus remarqua que la robe qu'elle portait, d'une candeur éclatante, se composait essentiellement de feuilles de Sihvons. Elle devait mourir de froid. Il embrasa alors son bras gauche, le passa au-dessus d'elle et de l'autre essaya de retirer la feuille de son visage. L'enfant due sentir qu'on s'affairait autour d'elle car elle ouvrit doucement les paupières et se débattit tant qu'elle put devant la flamme. Ses yeux de jade reflétaient la peur que lui inspirait le brasier. Pyrus tenta alors de la calmer. Il éteignit son bras et posa sa main sur son épaule. Il ne voulait pas l'effrayer, mais elle continuait de s'affoler. C'est alors qu'il comprit d'où venait son expression terrifiée : Shi mae tomba du plafond en percutant le sauveur. Le coup qu'il reçut lui fit se cogner la mâchoire sur l'autel. Sonné, il tomba au sol tandis que des plantes approchaient de lui pour l'avaler. Il réussit alors à reprendre rapidement ses esprits et les fit s'éloigner à l'aide de son bras de nouveau enflammé. Mais elles étaient trop nombreuses autour de lui, si bien qu'il allait bientôt se faire engloutir.

       Heureusement, Will tenta de faire diversion en attaquant Shi mae. Il avait attendu qu'elle se concentre sur l'homme au chapeau pour l'avoir à son tour par la ruse. Cependant, cela ne l'impressionna pas et elle évita ses coups avec l'agilité dont pouvait faire preuve la guérisseuse. Plus il enchaînait les coups, plus elle reculait. Elle dut donc à un moment demander l'aide de ses plantes, car elle n'avait aucun moyen d'attaquer son adversaire. C'est ainsi que Pyrus fut débarrassé d'une partie des plantes monstrueuses. Shannon vint alors lui prêter main forte, bondissant avec souplesse et lançant avec habileté ses aiguilles de fortune récoltées un peu plus tôt. Elle réussit à percer les orbites oculaires de quatre plantes sur les dix qu'elle visait. Mais alors que celles de la clairière rentraient sous terre à la moindre blessure aux yeux, ces créatures continuaient de se battre, laissant une trainée de leur sang jaunâtre derrière elles. Pyrus y vit alors l'occasion de faire brûler les monstres de l'Elfe. En effet, cette sève prenait rapidement feu et, reliée à l'intérieur de leur corps grâce à l'ouverture créée par la jeune femme, les plantes s'embraseraient aussi facilement qu'un ballot de paille. Mais pour cela, il lui fallait atteindre les taches sur le sol, entre les mâchoires d'autres plantes carnivores.

       À force de mouvements inutiles et de tentatives infructueuses, l'Elfe bannie réussit à regrouper ses adversaires au centre de la salle. Encerclés par ses monstres, ils ne pouvaient plus faire un pas. Même Shannon n'avait pas la place de se mouvoir malgré son aisance habituelle. Pour une fois, le criminel semblait à court d'idées. Mais ils purent remarquer qu'aucune créature ne tentait de les avaler, elles restaient à une courte distance, formant une barrière entre eux et l'autel où l'Elfe se dirigeait.

    - Il est maintenant temps que je m'occupe de toi, ma petite. Je t'ai laissée un peu seule, excuse-moi.

    - Laissez-la tranquille ! lui lança Will.

    - La lune est presque à son plus haut point, il faut que je me dépêche.

    - Pourquoi faites-vous ça ? continuait-il alors que Shi mae ne l'écoutait pas.

       Celle-ci venait de retirer un couteau sacrificiel du gosier d'une de ses plantes, tout en avançant vers Aziliz. La pauvre enfant frissonnait et montrait un visage terrifié. Elle faisait tout son possible pour se défaire de ses liens, mais plus elle se débattait, plus ils se resserrait. Si bien qu'au moment où l'Elfe se plaça dans le halo de la lune, elle ne pouvait plus faire un seul mouvement.

    - Arrêtez! suppliait l'ancien criminel. Ce n'est qu'une enfant !

       Mais là encore, Shi mae était sourde à ses appels.

    - Ô grand Délénien des forêts, Adalis, entends mon appel ! En tant que prêtresse de ton temple, plus dévouée que jamais, j'implore ton aide ! Je t'offre en sacrifice cette enfant pour te montrer ma loyauté et obtenir d'elle son immortalité afin de réveiller la Plante Mère ! Ô Adalis, reçois ce premier sang !

       Elle incisa délicatement l'avant-bras d'Aziliz, lui arrachant des cris de douleurs, parfaitement audible malgré la feuille collante qui recouvrait sa bouche. Le mince filet du liquide rouge sombre s'écoula de l'entaille sur la pierre.

    - SHI MAE !!!

       Will cria avec tellement de force qu'elle ne put l'ignorer. Pyrus remarqua d'abord ses oreilles frémir, puis elle se redressa et fit face à celui qui l'interrompait.

    - Veuillez ne pas me déranger, c'est une étape importante du sacrifice.

    - Pourquoi voulez-vous la tuer ? C'est une enfant d'à peine treize hivers !

       Alors que Will s'énervait à chacune de ses paroles, l'Elfe répondait sans émotion.

    - J'ai besoin d'elle pour rendre immortelle la Plante Mère. Alors patientez un peu et vous pourrez la voir.

    - En s'en contrefout de ta plante ! intervint l'homme au chapeau. Libère tout de suite la petite où je crame tes monstres !

    - Je n'ai plus besoin de ces enfants, hormis pour vous retenir. Lorsque la Plante Mère sera de nouveau en vie, elle s'occupera de ramener le monde à sa forme originelle. Les forêts grandiront, les plantes reprendront le dessus et les humains n'existeront plus. La nature sera enfin la seule maîtresse ! Mais pour cela, il lui faut devenir immortelle et c'est cette enfant qui l'aidera.

    - Sacrifiez-moi à sa place, déclara Will avec détermination.

       L'Elfe s'esclaffa, mais l'ancien criminel ne broncha pas.

    - Will, chuchota Shannon, qu'est-ce que tu fais ? Tu sais bien que c'est seulement Aziliz dont le sacrifice donne l'immortalité.

    - Oui, ne t'en fais pas. J'essaye juste de gagner du temps pour réfléchir.

       Allant dans son sens, Pyrus proposa lui aussi de se sacrifier à la place de l'enfant, ce qui redoubla les rires de Shi mae que la guérisseuse trouvait malsains. Néanmoins, ils avaient l'air de perturber les plantes carnivores, car elles desserrèrent leur ronde en claquant leur mâchoire avec moins de vigueur et de coordination. L'amnésique y vit l'ouverture qu'il espérait et se précipita vers l'Elfe qui, pouffant de rire, s'écroula sur le sol. Les deux autres firent de même, suivant le passage tracé par Will, et se précipitèrent pour délivrer Aziliz.

       Mais Shi mae arrêta net ses rires et se releva d'un coup. Surpris, les sauveurs stoppèrent eux aussi leur course. Cette Elfe était vraiment une personne étrange. Les monstres reprirent leurs claquements incessants et s'approchèrent des compagnons.

    - Vous les humains êtes vraiment drôles ! Ce sera la seule chose que je regretterai de vous. Malheureusement, si je ne continue pas, l'énergie que mes plantes auraient amassée de vos amis se perdra et...

    - Ils sont donc encore vivants ?!

    - Plus pour longtemps si vous continuez à m'interrompre, s'énervait légèrement l'Elfe.

       Le visage de l'ancien criminel rayonnait. Il savait maintenant que Roxane était là, quelque part, et toujours en vie. Mais l'homme au chapeau se demandait s'il allait suivre son cœur ou aider d'abord la jeune enfant. Il le vit hésiter puis se préparer à affronter Shi mae, celle-ci trop concentrée à trouver quel endroit poignarder sous les yeux horrifiés de la petite chanteuse. Lorsqu'elle finit par choisir l'espace entre la cage thoracique et le nombril, elle souffla un grand coup.

    - Voilà! C'est là qu'il faut viser. Voyez-vous, le corps des humains n'est pas entièrement constitué de la même manière que le nôtre et il y a une place bien précise pour que le don d'immortalité de cette enfant soit le plus efficace, pour y faire pousser la Plante Mère.

    - Vous allez quoi ?! s'étrangla la guérisseuse.

    - Il faut un réceptacle pour la floraison de la Plante Mère. Et quoi de mieux qu'un corps immortel pour servir de cocon protecteur ! Elle pourra détruire ce monde sans craindre la mort !

    - Pourquoi voulez-vous détruire le monde ? l'interrogea Will.

    - Car celui-ci est vil, affreux. Il nuit à la nature, aux plantes, aux espèces qui y vivent. Les humains ne se préoccupent que de la guerre et des conquêtes. Les Elfes restent isolés, enfermés, et oublient leurs traditions pour prendre celles des humains. J'ai pu constater ce changement grâce aux paroles d'Adalis, ô grand Délénien. Malheureusement, il est trop tard pour faire entendre raison aux populations d'ici. Mais la Plante Mère peut remédier à cela. Elle a protégé ma race par le passé, elle a même contribué à la naissance de la nature, bien avant la mise au monde des premiers Elfes ! Il lui suffira juste de faire en sorte que la nature reprenne ses droits, anéantissant toutes les races, toutes les espèces dangereuses, pour recréer un monde nouveau. Et alors nous pourrons enfin vivre correctement !

       Pyrus n'approuvait pas les manières de l'Elfe bannie, mais il était d'accord avec elle : le monde tel qu'ils le connaissaient était corrompu. Lui aussi cherchait à vivre dans un endroit meilleur. Mais il était certain que ce n'était pas dans un monde entièrement régit par la nature qu'il voulait vivre. L'ancien criminel semblait de son avis. Après tout, il ne se souvenait même plus du monde dans lequel il vivait, alors pourquoi voudrait-il le détruire ? Il vit donc ses mains serrer tellement fort ses sabres que ses jointures blanchirent. Puis, son corps ainsi que ses lames s'enveloppèrent d'une puissante lumière blanche, sous les yeux ébahis de ses compagnons et l'incompréhension de leur ennemie. Pyrus avait déjà entendu ce qu'il se passait lorsque l'aura de Will était visible et il avait hâte de le voir en action. En un clin d'œil, l'ancien criminel se jeta sur l'Elfe et la plaqua contre le mur. Il leva son épée au-dessus de sa tête et l'abattit sur elle. Mais avant de la toucher, son épaule fut transpercée par une longue aiguille, le forçant à lâcher son arme.

    - Will! Non !

       Shannon s'était en même temps rapprochée de lui. Toujours inexpressif, il retira le morceau de bois de son bras sans broncher et toute la lumière de son corps fut comme aspirée par la blessure qui se résorba d'elle-même. Même après inspection, la guérisseuse ne vit aucune trace de son attaque. Elle était tout aussi étonnée que lui.

       Mais l'Elfe était toujours vivante et, maintenant apeurée, décida d'en finir rapidement avec son rituel sacrificiel. Elle grimpa sur l'autel, les bras levés vers le ciel, l'implorant avec des paroles incompréhensibles. Pyrus supposa que c'était sa langue. Il se précipita alors sur elle pour l'arrêter, mais avant qu'il n'arrive au pied de la table en pierre, une énorme boule de feu traversa le plafond et s'écrasa au centre de la salle.


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