• Chapitre XXIX

       Le nombre de plantes s'intensifiait autour du Démon. Il avait beau en brûler une bonne partie, il y en avait toujours qui arrivaient depuis les ruines de la cité. Des cadavres calcinés suintaient une sève jaunâtre, qui s'enflammait au contact du feu. La fatigue magique laissait peu à peu place à la fatigue physique. Un à un, ses compagnons se faisaient ingérer sans qu'il ne puisse les aider, trop occupé qu'il était à anéantir un maximum de monstres. D'abord Linkers, qui avait déclenché les hostilités, puis Spyke, affaibli par son précédent combat, Mélusine et enfin Roxane. La jeune tavernière n'aurait pas dû rester en retrait, à ne rien faire. Surtout que d'après Angel et Shannon, elle avait fait ses preuves en vainquant Uldred, le Démon qui l'avait accusé d'imposture. En y repensant, Shiryu avait de nouveau des envies de meurtres. Comment, alors que son père et sa nourrice étaient des Démons-Régents, ne pouvait-il pas en être un ? C'était absurde et pourtant, une part de lui-même approuvait cette idée. Tout d'abord, contrairement aux autres Démons qui avaient la peau noire, la sienne était blanche, comme celle des humains. De même, ses yeux n'étaient pas entièrement sombres. Encore des yeux d'humains. Et puis, surtout, il avait vécu en solitaire, loin de la communauté Démoniaque, ce qui était un fait inhabituel pour eux. Même les Régents prennent au moins part à des rencontres. Mais Shiryu n'avait jamais éprouvé le besoin d'y aller. Sauf lorsqu'il était petit et qu'il voulait voir son père. Mais dans ces cas-là, Pagri lui préparait toujours une surprise – petite fête, jeux, cadeaux. Elle connaissait toujours le moyen de l'occuper. Alors en grandissant, il oublia peu à cette envie et se contenta de vivre comme il le souhaitait. D'ailleurs, le premier Démon qu'il avait vu, depuis que sa nourrice faisait parti des Régents, était Botukné.
       Shiryu remarqua alors que Will ne bougeait plus, accroupi devant la petite fleur à la place de Roxane. Il comprenait sa peine, mais voyant des plantes se diriger vers le criminel, il lui ordonna de se lever et de se battre. Cependant, celui-ci ne l'écoutait pas et on pouvait presque l'entendre se morfondre. Sous les ordres du Démon, Pyrus se fraya un chemin jusqu'à l'homme aux cheveux violets et l'attrapa sans ménagement. Le portant sur son épaule, il retourna auprès de Shiryu, face au mécontentement de Will. Lorsque Shannon fut elle aussi près d'eux, Shiryu forma un grand cercle de flammes les entourant. Ainsi, les plantes ne pouvaient plus approcher. Certaines essayèrent, mais les puissantes flammes du Démon les grillaient peu à peu. Elles étaient mortes au moment de pénétrer le cercle. À peine Pyrus avait-il déposé l'amnésique au sol que celui-ci l'agrippa par le col et s'acharna sur lui.
    - Pourquoi m'as-tu attrapé ? J'aurais pu les rejoindre, tous ! Maintenant ils sont morts. Et c'est de ma faute !
    - Resaisis-toi, Will ! cria Shiryu. Ils ne sont pas morts. Ils ont été capturés de la même façon qu'Aziliz, et l'Elfe en a besoin vivante, donc ils sont encore en vie ! Alors n'abandonne pas ! Tu n'hésites pas à te battre contre un Démon beaucoup plus fort que toi mais tu flippes dès que ce sont de vulgaires plantes carnivores ?! Maintenant, tu vas te relever et on va partir à leur recherche, d'accord ? Je suis certain qu'avec ta vision des auras, tu pourras trouver par où ils sont partis.
       Will hocha la tête, acceptant la requête du Démon. Celui-ci se demandait comment l'amnésique pouvait être aussi affecté par la capture de leurs compagnons. Certes, ils avaient combattu et fait un bout de chemin ensemble, mais lui-même ne s'était pas autant attaché aux autres aventuriers. Cependant lui avait toujours vécu seul. Il ne savait donc pas ce que cela faisait de perdre les êtres qui l'entouraient. Et ce sentiment était encore plus fort lorsque la mémoire était courte : les seules souvenirs qu'avait Will étaient les moments passés avec eux.

     

      

     

       Tandis qu'il raisonnait l'ancien criminel, les plantes carnivores avaient commencé à retourner vers les ruines, sous l'ordre inaudible de Shim mae. L'elfe bannie s'était amusée de voir les humains se battre contre ses créatures, ses enfants chéris. Pourtant, elle ne souhaitait pas perdre plus de temps. Il lui fallait commencer le sacrifice de l'enfant au plus vite. En effet, le groupe restant était plus difficile à vaincre et elle avait besoin à la fois de temps et de puissance pour faire revivre la Plante Mère. C'était aussi pour cette raison qu'elle avait capturé certains des humains : il lui fallait assez d'énergie pour alimenter la plante durant le Processus, sinon elle mourrait. Mais elle comptait bien attraper les autres en les piégeant. Surtout l'humain ailé, qui semblait avoir une quantité importante d'énergie. Un délicieux repas pour la Plante Mère.
       Shi mae regagna sa chambre, dans une des tours de la cité en ruine. Elle avait choisi ce lieu pour son isolement en plein milieu de la forêt, ainsi que pour son incroyable réseau de tunnels. D'ailleurs, l'un d'eux menait à la cité Elfique, elle le savait pour l'avoir maintes fois emprunté. Les Elfes avaient beau être des maîtres en haute technologie, ils n'en restaient pas moins attachés à leurs coûtumes. Néanmoins, l'Elfe n'était pas d'accord avec leurs principes. C'était d'ailleurs à cause de son esprit rebelle qu'elle fut bannie. Et aussi parce qu'elle avait attaqué les Chefs avec ses adorables plantes. Mais bientôt, elle pourrait se venger de ce peuple malhonnête et de tous ces abrutis d'humains qui ne pensaient qu'à se battre.
       Lorsqu'elle ouvrit la porte boisée de sa chambre, elle eut le réflexe de se coller contre le mur et elle eut raison : une chaise passa à travers l'embrasure et se brisa sur les marches en pierre. Au même moment, une crinière rousse se faufila en dehors de la chambre, mais elle n'eut pas le temps d'atteindre le haut de l'escalier en colimaçon. L'Elfe l'attrapa par les cheveux et lui dit avec gentillesse :
    - Non, non, non. Tu ne dois pas sortir d'ici. Là, indiqua-t-elle en emmenant la jeune fille jusque son lit de feuilles, reste là. Bientôt tu pourras sortir et m'accompagner. Mais pour l'instant, tu ne dois pas bouger.
       Elle aperçut la robe en fleurs blanches.
    - Pourquoi ne portes-tu pas mon cadeau ? Elle ne te plaît pas ? C'est ma robe préférée, tu sais. C'est un échange que je fais avec toi, car tu vas toi aussi me donner quelque chose d'important pour toi.
       Tandis qu'elle lui parlait, la jeune humaine se débattait et criait dans tous les sens. Mais Shi mae ne s'en souciait pas et elle l'attacha à l'aide de racines qu'elle fit sortir du sol. Elle en choisit une qui possédait de larges feuilles pour pouvoir bâillonner l'enfant.
    - Rassure-toi, je ne te ferais aucun mal, à moins que tu refuses de me donner ce que je veux. Tu as de la chance en plus, il y a des humains dehors qui sont venus t'aider : ils apporteront l'énergie qu'il me manquait. Ça arrivera donc plus vite. Mais nous ne devons pas perdre de temps. Suis-moi !
       Elle ordonna à la racine de relâcher la fillette et lui prit la main avec délicatesse, comme si la moindre pression la briserait. Puis elle l'entraîna en dehors de la chambre avant de s'arrêter sur le palier.
    - Oh! tu ne portes toujours pas ma robe. Mets-la ! lui ordonna-t-elle en la déshabillant. Vite ! Le temps presse !
       Quand enfin la jeune fille eut enfilé avec peine les feuilles blanches, elle lui reprit la main, tendrement, et la tira dans les escaliers. Shi mae était toute excitée à l'idée d'entamer ce rituel. Cela faisait plus de deux semaines qu'elle était à la recherche de cette enfant. Renseignée par son ancien amant, elle avait apprit comment récupérer l'immortalité d'une personne maudite : un simple sacrifice était suffisant. Et maintenant qu'elle l'avait dans ses racines, elle voyait enfin son rêve se réaliser : la suprématie de la nature, l'anéantissement de toute trace de civilisation. Mais surtout, la reconnaissance d'Adalis, le Délénien qu'elle servait depuis son plus jeune âge. C'était lui qui lui avait ordonné de se révolter contre ses Chefs, qui lui avait dit où était plantée la Plante Mère qu'elle s'empressait de rejoindre.
    Descendant dans les sous-terrains de l'ancien château, Shi mae s'arrêta un moment près d'une cavité où des plantes illuminaient la pièce d'une puissantepuissante lueur verte. On pouvait voir en leur sein des silhouettes humaines, celles qui offraient leur énergie à la Plante Mère. À leur vue, l'enfant se débattit en remuant dans tous les sens, mais l'Elfe la tenait fermement.
    - Chut, la rassura-t-elle, calme-toi.
    Et elle entraîna la fillette au bout du couloir, tandis qu'elle criait de toutes ses forces. L'Elfe n'y prêta même pas une oreille. Elle continuait d'avancer, jusqu'à déboucher sur une immense salle où des tas de gravats recouvraient le sol. Les murs s'effondraient, des colonnes ne supportaient plus rien et du plafond un trou béant laissait entrer les rayons lunaires, passant par l'ancienne salle du trône. Deux de ses bébés attendaient près d'un autel, sûrement utilisé pour obtenir les faveurs d'un Délénien quelconque. Shi mae ne comprendrait jamais ces folies. Adalis ne demandait qu'une chose : lui faire confiance. C'était pourquoi elle avait déjà fait tout ceci, pourquoi elle allongeait et attachait l'enfant maudite sur la pierre froide et pourquoi elle allait ressusciter la Plante Mère.

     

     

     

       Nous avions décidé de suivre les créatures de Shi mae alors qu'elles s'enfuyaient vers la cité détruite. Je ne pouvais me retirer de la tête l'image de Roxane me suppliant de lui venir en aide. Je n'arrêtais pas de penser à ce que j'aurais pu faire pour la sauver, mais c'était trop tard. La seule manière pour moi de continuer était de m'accrocher aux paroles de Shiryu et de me dire qu'elle était toujours en vie. Je me promis alors que je la serrerai dans mes bras lorsque je la libérerais. Rien que d'y penser, ma poitrine se mit à battre et ce n'était pas dû au manque de souffle. Il faudrait que j'en parle à Shannon lorsque nous nous arrêterons.
       Cependant, l'espoir de la revoir s'estompait aussi vite que les plantes augmentaient la distance qui les séparaient de nous. Si bien qu'en arrivant dans la cour centrale du château, il n'y avait plus aucune trace de monstres dans les parages.
    - Et maintenant, demanda Pyrus tandis que je tombais à genoux, que faisons-nous ?
    - C'est fini, annonçai-je, on ne les retrouvera jamais avant que Shi mae ait entamé son sacrifice... La cité est beaucoup trop...
       Sans pouvoir finir ma phrase, je reçus un violent coup en pleine figure, me faisant mordre la poussière. Le goût métallique du sang dans ma bouche me rappela le poing de Shiryu. Tandis que je me relevais avec difficulté, je pouvais entendre Shannon pester sur le Démon. Celui-ci me fixait avec un regard agressif mêlé au dégoût.
    - Je t'ai jamais vu abandonner aussi facilement. Si tu veux rester là et attendre qu'ils meurent, alors libre à toi. Moi, je pars à leur recherche.
       Il se dirigea donc vers une ruelle sans même se retourner. Juste avant qu'il ne disparaisse, je remarquai que son aura d'ordinaire étincelante était très faible. Il allai commencer à être à cours d'énergie. Tandis qu'elle me soignait, j'en fis part à la guérisseuse, qui s'empressa d'envoyer une fiole à Pyrus, que je reconnus comme étant celle remplie de l'eau de la fontaine de Himos, la ville marchande. L'homme au costume blanc poursuivit alors Shiryu.
       Me retrouvant seul avec Shannon, j'en profitai pour lui parler de mon mal. J'essayai de lui expliquer du mieux que je pouvais. À sa manière de rigoler, je compris qu'elle savait ce que j'avais.
    - Will, même si je n'arrive pas à le comprendre, tu es amoureux de Roxane.
       Elle me parla ensuite rapidement de ce que l'on pouvait ressentir en étant amoureux et j'en conclus qu'elle avait raison. Cependant, je ne savais pas quoi faire.
    - Si tu veux, je connais un sort pour ne plus avoir ce problème.
    - Shannon, je...
       Elle avait déjà déboutonné ma chemise et posé sa main douce sur ma poitrine. Je m'attendais à ce que son pouvoir empoisonné me blesse, mais il ne se passa rien. Même lorsqu'elle prononça une formule incompréhensible pour moi. Par contre, les battements de mon cœur s'accélérèrent et je sentis mon visage s'empourprer.
    - Étrange, fit-elle, perplexe. Ça ne marche pas. Peut-être que tu l'aimes beaucoup trop fort pour que j'arrive à faire quelque chose.
       C'était à ce moment que Pyrus revint dans notre direction. Il s'arrêta d'abord à mi-chemin pour nous observer avec étonnement.
    - Et bien! On peut pas vous laisser seul quelques instants !
       Je refermai ma chemise en vitesse et me relevai.
    - Alors, tu l'as trouvé ? s'inquiéta Shannon.
    - Non, il a disparu et... j'ai perdu la fiole.
    - QUOI ?!
    - Will...
    - Je rigole, elle est dans mon chapeau !
    - Vous avez entendu ? intervins-je.
       Mes deux compagnons écoutèrent le silence de la forêt. Ne venais-je pas d'entendre une voix familière m'appeler ? En les observant, je doutais qu'ils eurent entendu le moindre bruit.
    - Qu'est-ce que... commença Shannon avant que je la fasse taire.
       Pour être sûr que je n'hallucinais pas, j'attendis que la voix recommence à m'appeler. Je savais que je la connaissais. Peut-être était-ce un souvenir ?
    - Will... Sauvez-moi...
       Roxane ! C'était elle qui m'appelait ! Mais comment faisait-elle ? Plus important : où était-elle ?
    - Roxane! appelai-je. M'entendez-vous ?
    - Will, qu'est-ce qu'il se passe ? me demanda Pyrus.
        Elle ne me répondit pas. Je racontai donc à mes compagnons ce qu'il venait de se passer et décidai de nous remettre en route. Je ne savais pas comment, mais une force invisible me poussait à me diriger vers le château. Peut-être que le sort de Shannon avait provoqué cette magie ? Mais ce n'était pas de l'énergie, car mes yeux ne détectaient que les auras de Shannon et Pyrus. Pourtant, au loin, je pouvais voir une silhouette vert sombre se mouvoir avec agilité sur les ruines. Il me fallut très peu de temps pour comprendre qu'il s'agissait de Shi mae et que l'on devait la suivre. Nous devions la rattraper pour savoir où étaient Aziliz, Roxane et nos autres compagnons.

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